compteurs visiteurs gratuits

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/04/2018

UNE CHIMÈRE ASOCIALE

Dans les années soixante dix, le monde de la concurrence commerciale fut confronté à l'arrivée des super(hyper)marchés. Trois attitudes se manifestèrent:

. la réaction protectionniste incarnée par la loi Royer (1973) faisant obligation d'obtenir l'autorisation d'une C.D.U.C. (Commission Départementale d'Urbanisme Commercial) pour ouvrir des surfaces de vente de  plus de mille mètres carrés (1.500 pour les plus grandes villes) afin de préserver un équilibre en fonction de la chalandise.

. la réaction passive consistant, pour les petits commerces, à ne rien changer, supposant que les acheteurs privilégieraient d'eux-mêmes leur service, la convivialité, la proximité, le sourire de la crémière...

. la réaction adaptative cherchant à modifier intelligemment l'offre existante pour ne pas subir la concurrence de front.

On sait ce qui se passa: les CDUC furent complètement détournées de leur objet pour devenir une façon, pour les conseil généraux, d'obtenir des financements parallèles… et les autorisations furent légion! Les commerçants passifs disparurent les uns après les autres désertifiant dramatiquement les centres villes. Quant à ceux qui survécurent se furent les astucieux qui trouvèrent des positionnements originaux (ouvertures décalées, livraison à domicile, parkings, hyper qualité, discount sur les prix,…). On vérifie sur cet exemple les erreurs découlant d'une perception de la continuité des trajectoires dans le temps. Or l'avenir ne saurait se maitriser à partir du présent extrapolé, surtout aujourd'hui.Reliq.jpg

Cette (longue) digression pour affirmer que la France se trouve globalement à peu près dans la même situation que le commerce soixante dixhuitard.

Les  grosses machines industrielles que représentent les U.S., la Chine, la Russie, la Corée, le Canada, bientôt l'Inde et le Brésil s'imposent sur le marché mondial. Que l'on veuille ou non la France s'avère d'une dimension trop faible pour exister dans ce concert de géant. Les quelques fleurons industriels qui subsistent se situent dans la gamme de technologie ancienne (luxe, cosmétique, armes, agroalimentaire), hormis d'aéronautique et, à un degré moindre, l'automobile. L'Europe n'a pas suffisamment mis d'actions en commun pour constituer une alternative quantitativement ou qualitativement viable. Quant à la tentation de protectionnisme style Royer elle ne semble pas se trouver dans la panoplie des dirigeants européens actuels. Au delà elle ne pourrait, au mieux, que concerner que quelques secteurs (voire produits).

Dès  lors il me paraît assez improbable de "faire comme si". De penser que le Monde va persévérer sur sa trajectoire actuelle, plus quelques adjuvants prévisibles. E. Macron a beau jouer au gros bras et parler comme s'il avait en main un jeu gagnant, il ne possède au mieux qu'une position respectable mais fortement contestée par les socio-démocrates allemands. Et pas de stratégie différentielle de positionnement.

Prenons en exemple la lubie actuelle (Intelligence Artificielle) boostée par le rapport Villani. Le locataire de l'Élysée ne nous fera pas croire qu'en mettant sur la table un milliard et demi d'euros (en cinq ans)… et de belles paroles, il va faire des miracles sur ce champ de l'IA qui se heurte (déjà) ici à la protection des données. Les énormes machines chinoises, canadiennes (220 000 emplois en IA à Montréal) et bien sûr américaines (GAFSA) sont déjà en régime de croisière et disposent à ce jour d'une avance irrattrapable en matière de Big data, "carburant" indispensable pour l'IA. Les chercheurs français sont certes actifs mais payés à un tarif qui les rend (très) sensibles aux sirènes étrangères. D'autant que E. Macron a refusé que ceux dépendant du CNRS soient augmentés. Et tout à l'avenant, faisant de nous frenchies, des artisans, certes honorables voire géniaux, mais artisans tout de même au pays des monstres.

On pourrait reproduire l'analyse sur la plupart des technologies de faible modernité, mais surtout sur les socio technologies fortement innovante. Le Monde arrive à un moment clé proche d'une rupture majeure de trajectoire. Il ne s'agit pas de peurs fantasmagoriques mais d'une certitude "cahotique", d'une bifurcation. La seule chose prévisible peut se résumer dans le fait que cela va nécessiter des mises de fonds (en investissements) gigantesques pour faire face.

La lucidité indique donc qu'il existe un terrain de jeu T1 dont les dimensions en facteurs de production (travail, capital, facteur innovant) dressent des barrières d'entrées inaccessibles aux concurrents. Avec, en plus, un schéma de développement hyper concurrentiel et donc appuyé sur une productivité comme motivation première. En dessous, un terrain T2 dont les dotations diverses sont différentes en taille et en qualité, et enfin un terrain déshérité T3 dont les conditions lato sensu s'avèrent un handicap non seulement de développement mais même d'existence. 

A l'évidence la France se situe très majoritairement dans le groupe T2. Vouloir se faire plus grosse que le bœuf va implacablement obliger à opérer des efforts drastiques en terme de compétitivité donc, à court terme, de presser encore sur les salaires et réduire les charges sur les entreprises. Une trajectoire masochiste en quelque sorte pour la masse des français qui ne possèdent pas les armes ou outils d'adaptation à ce traitement darwiniste.

L'ambition "insensée" de Macron relève du pur libéralisme et peut s'illustrer par un renversement de la pyramide de Maslow. On sait que cette pyramide hiérarchise les besoins des individus, besoins physiologiques (survie), puis de sécurité (stabilité des situations), puis appartenance, puis estime, et enfin accomplissement de soi. Le Président nous propose (impose?) de faire de tous les français des compétiteurs accomplis et rentables dans une société liquide (Z. Bauman) en réduisant drastiquement les éléments de sécurité (droit du travail, services publics, salaire minimum,…). En d'autres termes jeter toutes les bouées pour se lancer dans les tourbillons de la mondialisation. Les perdants (non vertueux au sens des dirigeants) sont alors désignés et "éliminés salutairement" parce qu'ils freinent la marche en avant des vertueux. Le schéma est celui d'une manœuvre asociale masquée par un leurre de la course à la richesse*. Un transfert de risque du haut  (classes aisées lato sensu**) vers le bas.

Ne serait-il pas préférable d'exploiter (certes en l'amendant) notre respectable modèle socio culturel encore apprécié dans le Monde entier? J'ai pas mal voyagé dans ma carrière et partout on vante (encore) l'esprit républicain, une laïcité modèle, un art de vivre, un bien manger et bien boire, une histoire, des sites et châteaux, un sens de la fête,… C'est d'ailleurs paraît-il ce qui attire les touristes et… la haine des islamistes!

Plutôt que de courir après une chimère industrielle trop grosse pour nous ("monter en première division" T1), pourquoi ne pas privilégier une amélioration à notre portée d'un modèle qui fait rêver les autres? Selon nos avantages, nos moyens, notre habitus et notre savoir faire.

On va m'objecter le chômage. Mais qui peut soutenir que, d'une part, la stratégie actuelle maintient l'emploi et fournit un travail épanouissant pour la majorité? D'autre part, ce monde T1 est potentiellement un monde à numérisation avancée, boostant plus les robots que les individus. La seconde division sur le mode actuel amélioré (plus dans l'épanouissement que dans la productivité) offre pas mal d'avantages et, notamment, la pérennisation des acquis. C'est la différence entre un univers de TGV à faible salaire et à statut raboté avec une SNCF gérant moins de TGV et plus de lignes secondaires actives et innovantes pour maintenir la cohésion des territoires et les richesses touristiques.

On va m'objecter la concurrence internationale. Sauf qu'elle existe déjà et qu'elle nous fait passer sous les fourches caudines des bas salaires, du sacrifice écologique (glyphosate) et des technologies potentiellement mortifères. Il suffirait de s'en tenir davantage à des circuits courts ou à une économie circulaire majoritaire pour rétablir des habitudes consommatrices plus conformes à notre modèle historique.

On va aussi m'objecter que si on ne croit pas on périclite. Sauf qu'il existe plusieurs façons de croitre. Soit la forme majoritaire productiviste actuelle, soit une croissance qualitative et assurée par un meilleur contrôle. En exemple, une fonction publique mieux encadrée, mieux managée, donnant plus d'avantages que la suppression aveugle des postes à laquelle on assiste aujourd'hui. Il ne faut pas tomber dans le piège qui nous est ressassé que notre bien être va régresser si nous ne courrons pas avec les "grands". Croyez-vous qu'un monde où la pollution sera irrécupérable, où les services publics seront réduits au strict minimum minimorum, où les paysages seront dévastés, où les villes congestionnées, les océans stériles, où des néo maladies n'auront plus de remèdes,… constituent un rêve merveilleux?

On va encore m'objecter… plein d'arguments qui n'en sont pas puisqu'ils sont issus de la logique néo libérale dominante qui nous abreuve de sa propagande. D'une logique qui ne veut pas compromettre les retours bénéficiaires qu'elle en retire au profit de ses mandants (banquiers, gros actionnaires et autres rentiers financiers) quels qu'en soient les inconvénients… pour d'autres.

Les réticences, les blocages, les grèves,… ne doivent pas être pris avec le mépris macronien actuel. Elles manifestent un réel souci de préserver des structures dont on connaît les qualités et les défauts afin que l'on ne jette pas les unes avec les autres. La bouée empêche certes de nager vite… mais elle évite aussi de se noyer! Prendrons-nous le risque de la noyade pour une place qualificative… très problématique? Les "leaders" parlent de "pouvoir" et de "gains" à une population qui demande du sens et des valeurs, une identité et une vocation collectives.

Non, je ne suis pas devenu écolo brusquement! Je suis simplement effaré de voir la mise en pièce d'un modèle qui marche assez bien pour une chimère qui relève du penchant narcissique de nos élites gouvernantes (élus, technocrates, chefs d'industries). J'ai un moment cru que Macron pouvait apporter une approche plus systémique, inclusive de valeurs autres que la simple gestion financière du "progrès"***. À l'usage, son égocratie le porte à une ambition à mon avis outrancière pour le pays, induisant un risque majeur de dislocation, à l'instar du résultat des politiques structurelles que la Banque Mondiale a imposé aux pays en voie de développement. Espérons que j'ai tort!

 

* Henri Solans en fait une démonstration magistrale dans "L'économie politique mise à nu par la question sociale même. L'harmattan. 2008.
** Les "forts" qui sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes, haïssent la socialité et cultivent la particularité, la privauté, l'individualité, la personnalité, la liberté. La sécurité grégaire leur est fardeau et entrave. Ils ne se construisent ni par les autres, ni avec les autres, ni pour les autres, ni contre les autres. Marc Halevy http://www.noetique.eu/billets/2016/lanimal-asocial
*** Une prise en compte de ce que K. Polanyi appelle le réenchâssement de l'économie dans la sociabilité. K. Polanyi La grande transformation. Gallimard. 1983