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01/04/2016

REPRÉSENTATION RÉBOUSSIÈRE

L’interprétation du réel est indispensable pour celui qui veut comprendre l’ordre des choses, leur signification, leurs ressorts. Interpréter c’est donner du sens, construire une opinion, accéder à une capacité de décision sociale ou politique. Hélas nous avons de faux amis en la matière qui nous donnent (ou vendent) du "tout fait", du "tout pensé", facile et accessible comme les plats surgelés de chez Picard. Par ailleurs nous avons jeté aux orties notre capacité critique. Et dès lors, notre "libre goût" est confisqué et on glisse ainsi dans la facilité. On ne nous manipule pas, nous nous laissons aller à cette économie de penser, au profit des éléments de langage qui polluent notre entendement comme les pesticides et autres délices chimiques colonisent notre métabolisme. Via les mass media les représentations de la réalité sont préfabriquées et banalisées (elles sont données comme naturelles) (Marcuse). La question-fondement freudienne concernait le désir, la question du 21ème siècle porte sur la distorsion entre l’interprétation et le réel et l'effort que l'individu doit consentir pour s'autonomiser intellectuellement.

Comme outil de cet effort, il existe des grilles de lecture "livrant les ressorts de tout ce qui se produit, dévoilant les intentions cachées, les significations échappant à une vision prosaïque, les enjeux et les voies prises par une société ou un individu"*.

Je vais tenter d'en donner une - conscient de l'aporie originelle - qui servira à repérer les discours.

Le système monde actuel peut être, tout d'abord, métaphoriquement représenté par trois sous système contigus: le sous système de l'économie réelle, le sous système de la finance, le sous système colonisé.

Le sous système de l'économie réelle (SSER) est celui que nous pratiquons tous au quotidien, à base de travail (ou non travail), de productions, d'échanges, de novations. L'expression "économie réelle" désigne donc la sphère de l'activité économique lato sensu. Dans cette sphère, l'argent est transformé en "quelque chose d'autre" que de l'argent (des marchandises, des services et des salaires, de l'épargne destinée à un usage différé). Ladite sphère mobilise toute notre attention et celle des médias. Elle nous "aveugle" car elle nous touche directement et scande notre vie au concret. Son contenu a fortement changé : à l'origine presque uniquement constituée de l'agriculture et de ses épigones, elle s'est muée, dans les économies développées, en bipolarité industrie-tertiaire pour évoluer vers une économie actuelle majoritairement servicielle.

La sphère financière (SSF) englobe l'ensemble des échanges monétaires et des titres aujourd'hui dématérialisés sur les marchés (marchés monétaires, marché bancaire, marché obligataire, bourse des valeurs). Elle est mal appréhendée par le commun des mortel (et les médias) car très technique et très complexe. Générant en grande partie des transactions virtuelles, elle se double d'un "shadow banking' sorte de casino mondial officieux, ce qui ne facilite pas la tâche des observateurs non experts.

Nous appelons sous système colonialisé (SSC) les socio-économies qui volontairement ou non subissent une emprise d'autres pays qui prélèvent largement en leur faveur les richesses locales. Elles sont le plus souvent issues de pays ayant subi une domination longue.

Historiquement le SSER, irrigué par le SSF s'avérait largement dominant et exploitait les ressources du SSC. Le flux circulant entre les deux premiers ensembles étant sujet à "crue" ou "décrue", il engendrait les phénomènes d'inflation ou déflation que les gouvernants tentaient de réguler à l'aide de politique de "stop and go". Quant à l'exploitation des "colonies" elle prenait la forme d'une prédation plus ou moins organisée, plus ou moins déguisée selon le principe du déséquilibre des termes de l'échange.

Cet "état" du Monde" prenait, à l'échelle des entités territoriales, des formes plus ou moins redistributrices que l'on nommait "capitalisme" ou "socialisme" sans que les termes forment une nette césure en degré de "welfare" (bien être). On peut parler pour qualifier cette période de "la société de l'inflation" pour plagier René Maury, qui fut aussi l'ère de la croissance et du consensus fordiste.

Dans un second temps, la prédation sur les SSC s'est trouvée réduite par l'obtention d'un statut d'indépendance soit de rupture, soit de connivence. Dans le cas des états ayant choisi la rupture (Cuba, Algérie, Guinée, Madagascar,…) il leur fallut assumer un modèle d'économie réelle  autonome, avec le plus souvent une faiblesse (voire une carence) de financement due à l'ostracisme du SSF à leur égard. Dans le cas d'indépendance ayant débouché sur la connivence, la prédation des SSER a continué de s'exercer via des réseaux d'influence-corruption (ex: France-Afrique) actifs et des "zones monétaires" privilégiées (franc CFA, zone dollar, zone rouble,…).

La troisième époque est celle du gonflement autonome du SSF ne jouant plus seulement le rôle d'irrigation de l'économie réelle mais s'auto fabriquant un mode de production de bénéfices endogène à progression exponentielle. Via la spéculation, le shadow banking, le dépouillement d'entreprise pour en extraire la partie rentable, l'arbitrage fiscal,… une bulle financière à été créée qui génère des profits démesurés par rapport au domaine de la production-échange concret, en le dévalorisant d'autant. Dévalorisation qui obère la rentabilité de nouveaux investissements dans ce domaine et plus encore l'investissement innovant plus risqué. Quant aux relations avec le  SSC, elles se retournent selon trois axes: l'axe du rapport de force via des mouvements terroristes usant de façades diverses (notamment religieuse), l'axe économique utilisant le dumping permis grâce à la faiblesse des coûts de fabrication, l'axe envahissement par le biais de mouvements migratoires massifs tentant d'exporter la misère dans les zones plus privilégiées. Nous vivons actuellement cette situation.

Il faut ajouter à cette caricature ternaire l'hypothétique existence d'un "pôle pilote" constitué. En effet, au delà des gouvernements territoriaux, les choses évoluent-elles spontanément (ou sous l'influence d'une main invisible), ou bien y a-t-il un groupe de "super gouvernants" qui orienterait la dynamique systémique mondiale? Comme ledit groupe n'est pas clairement repéré et/ou explicitement nommé, il alimente des fantasmes de toutes sortes. L'opinion la plus banale étant que, comme il n'y a pas de pilote clairement investi, il convient de s'en remettre au(x) marché(s)… qui organisera(ont) au mieux les choses!** 

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Là s'arrête, en général, les entités que l'on manie lorsqu'on réfléchit "sic transit gloria mundi". La dimension philosophique (certains diront humaniste) est occultée au profit d'un matérialisme pur et dur. On doit réparer cette erreur fondamentale en ajoutant un sous espace au niveau du "welfare", c'est à dire la panoplie de fonctions sociales au bénéfice des citoyens et leurs "capacities" (au sens d'A. SEN***). Les sous systèmes précédents "pompent" ou "abondent" à cet espace. On peut donc avoir une économie réelle et financière florissantes avec un niveau de bien être bas des populations concernées ou, au contraire un bien être élevé avec des sous systèmes a performances médiocres. Remarquez que l'on parle de "populations" et non d'élite, de classe ou d'ethnie. Trois indicateurs (dits de  Gosta Esping-Andersen****) peuvent servir à évaluer la situation : le degré de "dé-marchandisation" des sociétés, le degré de stratification sociale (mobilité sociale), la place relative accordée à la sphère rentable et à la sphère servicielle. Un conseil, lorsqu'on vous parle d'économie, relativisez toujours en imaginant ce que l'on perd ou gagne (prélève ou accorde) dans ce champ.

Enfin, comme dans toute représentation systémique, il  convient de parler du milieu naturel dans lequel l'attelage ternaire se situe. Ce que l'on nomme environnement a joué un rôle "passif" dans les premières périodes que nous avons évoquées. A la fois source et poubelle gratuites, cette dernière jouant le rôle de réceptacle de toutes les pollutions générées (externalités négatives). Longtemps "oublié" cet environnement se manifeste avec une acuité qui le projette avec force dans le débat actuel. La conférence récente (COP 21) a fait apparaître les clivages hérités du passé entre pollueurs puissants réticents à changer le cours des choses, pays émergents aspirant à leur rattrapage coûte que coûte, et scientifiques responsables alertant aux dangers multiples. Avec des lobbies de tout crin qui tentent de préserver leurs profits quoiqu'il arrive…. Et qui y parviennent depuis les alertes du Club de Rome (1972 « The Limits to Growth »)!

Reste un vecteur important impactant toute représentation décisionnelle: le temps. Selon que l'on raisonne à court, moyen ou long terme les choses et les avis sur les choses varient parfois du tout au tout. Ce qui semble admissible aujourd'hui peut, ceteris paribus,  s'avérer désastreux dans dix ans. D'où l'impératif besoin de préciser l'horizon des décisions ou jugements.

Et enfin, au bout du bout, l'idéologie, ou plutôt les idéologies, construisent notre représentation des choses, la façon que nous percevons le bien et le mal, le normal et le pathologique, l'acceptable et l'impensable. Idéologies qui sont en concurrence en régime démocratique idéal ou imposées en régime dictatorial strict. On peut dire qu'elle constitue les lunettes filtrantes de notre opinion.

Ce que je vous ai tracé ici s'avère également idéologique, une façon de voir, une grille de lecture réboussière dont l'avantage réside dans son amplitude, son ambition d'exhaustivité des parties prenantes. Une grille de lecture qui permettra, je crois, de ne plus vous laisser abuser par ces discours qui précipitent chaque jour davantage notre monde dans un "épuisement paupérisé, crétinisé et violent". De plus croire ceux qui nous jurent, promis-craché que la crise actuelle ne serait qu'un avatar de la période "d'équilibre" que nous avons vécue dans le second tiers du siècle passé, équilibre qui nous était, bien sûr, favorable! Ils nous promettent qu'il suffirait de quotas agricoles, d'investissements verts, de frontières barbelées,… pour endiguer la dérive. En occultant ce qui ne les arrange pas, voire ce qui les dérange!

Il faut sortir du "tout économique", voire du "tout comptable" qui nous submerge. Faire de "l'anti Becker" en quelque sorte*****. Le bien commun, l’intérêt général, nous ne le réaliserons pas si nous n’avons pas d’abord secoué le joug de la servitude volontaire qui nous mène comme des zombies vers un tas d’or auquel nous confierons la direction de nos actes une fois qu’il aura été constitué. (Paul Jorion. Le dernier qui s'en va éteint la lumière. Librairie Arthème Fayard, 2016)

Cela facilitera l'esprit critique qui s'était (peut-être) un peu endormi.

 

* Bernard Dugué. L’homme entre folie et vérité. L’interprétation sera la question philosophique centrale au 21ème siècle. Agoravox. 14 décembre 2010.
** La doctrine libérale a toujours soutenu qu’il n’y avait besoin de personne pour piloter l’économie globale, le génie des marchés y pourvoyant de par sa « main invisible ».
*** Une "capability" (capabilité) est un mode de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie.
**** Gosta Esping-Andersen, Bruno Palier, Trois leçons sur l'Etat-providence, Éditions du Seuil, coll. « La république des idées », 2008
***** Selon Gary Becker, prix Nobel d'économie, non seulement tout ce qui est compté, mais aussi tout ce qui compte, est susceptible d’être traduit en un prix : avec lui, tout est marchandisé : la vie, la justice,…

Commentaires

Bonjour ,

comme toujours article clair et stimulant. Un petit clin d'oeil en passant , je ne dirais pas l'aporie
mais plutôt laborie . Il est vrai qu'il y a de multiples grilles d'interprétation ( religieuses , politiques ,etc...) ,mais QUI détient la capacité d'imposer au plus grand nombre SA grille d'interprétation ? Pourquoi les grands groupes Industriels et Financiers achètent-ils les grands médias : Chaines de Télévision , journaux etc ? Pourquoi des tentatives sont faites pour contrôler Internet ? Et ensuite le bon peuple vote .....
en toute liberté de choix . Il est vrai que la démocratie est le moins pire des systèmes , mais de quelle démocratie s'agit-il?

Écrit par : Burro Calvo | 07/04/2016

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