19/01/2010
DELEPLACE, LE WALRAS DU RUGBY
René Deleplace est décédé à quatre vingt cinq printemps. C'est homme est peu connu, hormis dans le landernau rugbystique, où il s'avère un jalon majeur de la méthode de ce sport.
Longtemps voué à l'instinct, l'inspiration, voire « la race », ledit rugby se trouvait dès lors banni de l'enseignement. Les fervents du rugby-cassoulet ou de l'ovale-foie gras s'inscrivaient en faux contre l'idée que l'on pouvait enseigner l'intelligence tactique du rugby. Tout le travail de René Deleplace a été d'apporter une réponse positive. Cela demandait une opiniâtreté en acier trempé face à la citadelle des spontanéistes. Édictées, rédigées, publiées, ses théories, toujours d'actualité, ont permis à la planète ovale de faire sa révolution. Professeur de mathématique, musicien, rugbyman (modeste), communiste (actif), cet homme à l'élégance éclectique et déconcertante (qui a entraîné le PUC et la Roumanie dans les années 50) a formalisé ce jeu selon les principes de la mécanique et de la théorie des probabilités. Qui l'eut cru au royaume des Jules Cadenat, Robert Soro, Alfred Roques, Max Rouzié, Adolphe Jauréguy, Lucien Rogé, Jack Cantoni, ... et autres déménageurs de banquet ou funambules de génie ? L'inventeur de "l'intelligence situationnelle" prêtait aux avants et aux arrières les mêmes aptitudes à créer une incertitude dans le déploiement du jeu qui ne respectait plus la logique simpliste de "la balle à l'aile, la vie est belle" (La disparition de René Deleplace. Le Monde.fr 13 janvier 2010). Il y a donc un avant et un après Deleplace. Tous les entraîneurs un peu sérieux que j'ai connus faisaient de ses bouquins "Le Rugby" (éd. Armand Colin), " Rugby de mouvement, rugby total" (éd. Education physique et sport) des références incontournables. J'ai encore dans ma bibliothèque le second, recouvert de papier kraft afin de lutter contre un usage intensif, que je partageais avec mon « frangin » Jeannot Sarda, ex-coach de ASB.
On peut donc assimiler Deleplace à Walras. En effet, ce dernier a, en économie, imposé la formalisation de ce qu' Adam Smith, Stuart Mill ou Ricardo avait expliqué littérairement. Il a aussi substitué l'utilité étriquée au "welfare", une sorte de bonheur largo sensu, comme finalité de la décision économique.
Le parallèle ne se veut pas seulement une figure de style. Comme les travaux walrassiens ont donné lieu aux excès d'une économique désincarnée, les travaux deleplaciens ont enfanté de la caste des profs de gym ayatollahs. Ceux qui ont colonisé le sport roi et imposé une pensée dominante. Ceux qui imposent la norme des corps bodybuildés. Ceux qui jargonnent en axes profonds et jeu déployé, temps forts et faibles. Ceux qui sont devenus pro, voire experts. Bref ceux qui tchatchent à longueur de colloques pour imposer leurs praxis. Tels les néo-walrassiens, ces néo-deleplaciens ont oublié deux choses1.
Primo la dimension humaine. À vouloir trop rationaliser ils ont perdu en chemin la complexité des choses humaines. Rien de ces choses ne peut totalement entrer dans le cadre formel à l'instar de robots. Il n'est pas aberrant d'ailleurs que certains entraîneurs travaillent davantage à former des robots que de vrais joueurs en réduisant leur « variété » à un nombre fini d'actes ! On disait bien aux piliers de ne pas toucher le ballon ! René Deleplace était le maître de ces professeurs de gymnastique idéalistes qui pensent que la tête pensante vaut bien mieux que les jambes, l'intuition du jeu, l'envie, les tripes.
Secondo, la dimension systémique. Ne nous trompons pas, Deleplace parlait de systématique et non de systémique, là réside de gap. En effet, le vrai rugby systémique est un stade supérieur au rugby systématique deleplacien. Il faudrait quelques dizaines de pages pour m'expliquer. Peut-être que lorsqu'on aura compris que les ayatollahs des STAPS ou de l'INSEP se fourvoient tels des néo-walrassiens économistes, les idées de rugby total pourront s'épanouir en France aussi (c'est déjà en cours dans l'hémisphère sud). René Deleplace représente donc ce corpus fondateur utile à tout domaine de réflexion. Paix à son âme et merci de l'œuvre accomplie.
Mais, comme toujours le corpus enfante des intégristes et les intégristes produisent de l'interdit, du tabou, du dogme. Des burqas sociales. Au détriment de la pulsion, de l'imaginaire, de l'exceptionnel, de l'improbable, du truculent, de l'excessif,... qui restent le sel de l'humanisme.
Le sel de ce rugby où se devinait "une drôle de famille, chiante et réac parfois, misogyne et braillante souvent, mais fétarde et tendre, où il ne serait venu à l'idée de personne de se prendre trop au sérieux. Une famille où se côtoyaient, sans encombre, grands et petits joueurs, où l'on festoyait pour rien, où l'on savait oublier tout, des heurts et des malheurs séance tenante, où le passé des autres se conjuguait au présent selon un code de l'histoire qui n'appartenait qu'à elle, où se rassemblaient prolos et intellos sous la foi d'une peur commune, d'une même exaltation »2.
1 Les pires n'étant pas ceux qui ont pratiqué (Villepreux, Conquet, Quilis, ...) mais ceux qui ne peuvent se prévaloir que d'un apprentissage théorique.
2 Jacques VERDIER. Article écrit... en 1996, dans Midi-Olympique.
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