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23/11/2016

LE GOUT DU GRAS

Pour tenter de ne pas sombrer dans l’avalanche d’avis concernant l’élection américaine, je vais tenter une métaphore culinaire.

Dans un  monde imaginaire qui s'était globalisé, les cuistots avaient progressivement imposé une idée – pour ne pas dire idéologie - dominante, celle de la "nouvelle cuisine". Ils avaient ainsi réduit les portions jusqu’à l’échantillon perdu dans une assiette traitée façon tableau de maître. Ils bannissaient les sauces, trop lourdes, pour préférer les "jus". Peu de beurre, très peu d’huile hormis des huiles d’origine improbable pour assaisonner. Cuisson "moléculaire" à l'azote liquide… et tout à l'avenant!! L'austérité gastronomique en quelque sorte! L'argument majeur, car il en faut toujours un pour justifier des idéologies, fut l'impératif de minceur, canon des femmes lianes des magazines et des hommes d'affaires des pages glacées de Forbes. Bien sûr personne ne disait que ce discours s'adressait aux élites bien nourries et bien nanties (ces menus s'avérant coûteux) en occultant tous ceux qui vivaient dans la zone kebab.

Cette cuisine dite épurée fit d'abord florès dans les lieux chics, pour se généraliser ensuite à tous les niveaux de restauration. Avec à la clef, une culpabilisation du réputé idiot qui n'appréciait pas, voire n'aimait pas du tout. A la manière des gardes rouges assignant subitement Confucius au rang de social traître, un quarteron de chefs séditieux destituèrent le Maître pour enfin, s’en affranchir. Le grand Timonier de la cuisine française, le Phare de la pensée gastronomique hexagonale, le grand Génie des marmites, Auguste Escoffier fut successivement mis en doute, critiqué, puis jugé à huis clôt et finalement liquidé dans une cave, lui et son héritage*. Comme un vulgaire Keynes!

Assiette.jpgRapidement se constitua une élite culinaire prompte à la médiatisation et aux réseaux d'entregent. Les ex soutiers des fourneaux se muèrent en animateurs d'émissions, en donneurs de recettes étoilés, sortant des offices pour parader devant les caméras. Tous parés de références d'écoles ou de maîtres auto reconnus. Evidemment tout cela bien mitonné créa un business d'enfer. La nouvelle cuisine devint un entre soi de spécialistes auto déclarés, un cercle fermé de rentabilité, "passe-moi le sel je te passe le poivre", exploitant un marché de gogos s'extasiant de trois tranchettes de magret surmontées de feuilles de cerfeuil croisées.

Les plus malins se mirent à glisser des tranches de volatiles indéterminés entre celles de canard et des rillettes d'équidés hors d'âge parmi le veau Baylet. Des empires bouffe-hôtels-vins-médias se multiplièrent à l'échelle planétaire, une partie de la Chine et de la Russie s'étant converties à la liturgie gastronomique.

Or la cuisine est un marqueur identitaire fort révélateur d'appartenance sociale, de "distinction", de hiérarchie. Dédaignés par la haute cuisine, la classe moyenne se fractura en sectes: le burger, le kebab, la pizza, le sushi, le tex-mex,…. Voire en chapelles: hallal, casher, végan,… Cet éclatement sociétal exacerba les communautarismes (KKK) (Kebab, Kefta, Keftedes) voire la néophobie alimentaire. Au diffusionnisme historique (diffusion lente des spécialités pour évoluer vers une synthèse harmonieuse) se substitua un repli fanatique rendant le contrôle social compliqué. 

Cette dimension fortement identitaire, cette fracturation des liens conviviaux, fit que les gens - ce que les puissants appelaient de façon un peu méprisante "le peuple" - en eurent brusquement marre de cette austérité portée comme un sceptre. Ils en eurent marre d'être destinés à la paupérisation fast food Mac Donaldisée. Marre de chez marre, d'être stigmatisés pour une épice en moins ou un ingrédient en plus! Car en fait le monde n'allait pas mieux! Sous promesse d'ascétisme, d'austérité bienfaitrice, jamais il n'y avait eu autant d'obèses, jamais le légume (fut-il oublié!) n'avait atteint ces sommets de coût… La cuisine "moléculaire" non seulement ne nourrissait pas, mais en plus rendait malade… Pourtant le gourou de cette pseudo gastronomie, un certain Milton Friedman ayant fait l'école de cuisine de Chicago, restait la référence vénérée. Dans cette fuite en avant, les fanas proposèrent un AFTA (Alimentation Facile Tout Azimuth), d'autres un CETA (Cuisine Élémentaire Toastée et Aromatisée)

Alors un jour où un référendum (un vote) eut lieu, ledit peuple renversa la table d'un très grand hôtel joliment décorée par une hôtesse fatiguée au sourire forcé, trois étoiles dans le G.M. (Gault et Millau ou Grand Marché?) froide comme l'azote liquide. Ils retrouvèrent le goût du gras, lui préférant un "ragoût d'escoubilles"** plat biterrois fait avec tous les restes de la veille revenus à la graisse d'oie.

Mais c'est le problème des révolutions pacifiques, elles donnent un coup de balancier excessif. Le ragoût sus cité n'est pas forcément très digeste, très esthétique, ni obligatoirement adapté à tous les palais. Mais il sonne le tocsin de la fameuse austérité et déconsidération. Il manifeste le ras le bol du fric, du sabre et du goupillon, comme buts majeurs d'une société.

Le sociologue Théodore Zeldin définit la gastronomie comme "l’art d’utiliser la nourriture pour créer le bonheur". Ce bonheur reposant sur des valeurs humaines essentielles : le partage, la convivialité et la fraternité. Sur des besoins humains essentiels : l’identité, la culture, le territoire. Sur des exigences humaines essentielles : la qualité, le respect de l'autre, la transmission. Sur les plaisirs humains essentiels de nos cinq sens : le goût, le toucher, le parfum, l’ouïe et la vue***. Tous les brexits trumpériens rappellent subliminalement qu'une société est à l'image de son assiette. Plutôt que de mettre en exergue les clivages, de déconstruire un élément majeur de la richesse conviviale en sacrifiant l'exaltation des saveurs et du partage à l'excès puritain de l'épuration budgétaire ou cultuelle, ce coup de semonce résonne comme un cri, une supplique pour revenir au cassoulet chaleureux, à l'ouillade plantureuse,… à ces politiques plus promptes aux agapes qu'aux guerres. Il appelle à engager des dynamiques économiques vertueuses au service du développement social ancré dans des valeurs qui rassemblent chaleureusement. Cessons de défigurer notre avenir en déconstruisant ces valeurs pour le prix d'une campagne électorale ou un défilé de mode politique, pour quelques dollars de plus.

A votre bonne table! Cessons de défigurer la réalité sociale. Comme si le citoyen électeur, pris pour un débile, pouvait gober indéfiniment des mensonges de classe. Le vivre ensemble n'est ni un défilé de mode, ni une campagne électorale, ni un manuel d'économie financière. Il est le bonheur de donner à vivre paisiblement à tous, pas seulement à quelques uns.

 

* Stéphan Lagorce. La nouvelle cuisine. En ligne
** les escoubilles désignent en occitan tout ce qui est destiné à finir à la poubelle...
Le ragoût éponyme est constitué des restes de la veille, abats, bouts d'ailes, des légumes que l'on a sous la main… liés avec de la graisse d'oie ou de canard toujours présente dans les resserres de jadis. Délicieux!

*** Carole DELGA. Discours à l’occasion du lancement de la Fête de la Gastronomie. Paris. 5 mai 2015.

 

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