25/06/2019
NEW MONEY TIME
L'information a envahi tous les médias comme une trainée de poudre: Facebook va lancer une crypto monnaie! Révolution! Sidération!... Le Libra (c'est son nom), s'avère en fait une monnaie complémentaire classique basée sur un "panier de valeurs".
D'emblée, pour éviter le méli mélo des médias grand public, il faut distinguer la monnaie officielle, les monnaies secondaires et les monnaies complémentaires. La monnaie officielle consiste en une monnaie émise par un organisme habilité par un gouvernement (d'État ou de Zone) comme la Banque Européenne ou la Fédéral Réserve Bank ou toutes les banques centrales du monde (Euro, Dollar, Yen,..). On dit aussi régalienne. Les monnaies secondaires sont des monnaies co-produites par une banque centrale et une banque privée autorisée (monnaie scripturale, franc CFA,…). Les monnaies complémentaires proviennent d'un système privé qui met en circulation des "bons" qu'il accepte comme paiement. Le Libra sera donc une monnaie complémentaire.
Rien de nouveau sous le soleil, car il existe depuis belle lurette des monnaies complémentaires en circulation. La plus banale s'appelle "points de fidélité" sur carte d'hypermarchés. Quand vous disposez de points sur ladite carte (chez Leclerc ou ailleurs) vous détenez de la monnaie Leclerc (ou autre). Elle vous sert à payer de futurs achats chez Leclerc… ou partout où ce bon sera accepté. La plus iconique s'appelait le Bancor proposé (et non retenu) par Keynes à Bretton Woods en 1944, monnaie internationale basée sur un "panier de monnaies" et émise par le FMI (Fonds Monétaire International). Plus tôt encore, l'assignat de Law constituait une monnaie secondaire fondée sur les terres de Louisiane, émise par la banque autorisée Law et acceptée par l'État français pour régler les impôts…. Et on pourrait citer des dizaines, des centaines d'exemples. Certains ont marché, d'autres pas. Une simple remarque: les échecs sont tous dus à la spéculation qui a déréglé le rôle transactionnel de ces monnaies.
Le Libra ne sera pas une crypto monnaie comme, par exemple, le bitcoin car cette monnaie sera gouvernée de manière centralisée par un intermédiaire désigné.
L'innovation du Libra, si innovation il y a, ne se trouve donc pas dans le "produit". Elle se trouve dans la surface de l'écosystème (réseau social) concerné. En regroupant UBER, Mastercard, PayPal, PayU, Stripe, Visa, Booking, eBay, Facebook/Calibra, Farfetch, Lyft, Mercado Pago, Spotify, Iliad, Vodafone Group, Anchorage, Bison Trails, Coinbase, Xapo Holdings Limited, Andreessen Horowitz, Breakthrough Initiatives, Ribbit Capital, Thrive Capital, Union Square Ventures, Creative Destruction Lab, Kiva, Mercy Corps, Women’s World Banking (pour l'instant), Libra mobilise d'un coup des millions d'individus contributeurs potentiels au succès de l'affaire. En effet plus large s'avère la toile de partenaires acceptant le paiement en Libra, plus cette monnaie aura une masse significative et, par effet boule de neige, risquera de prendre des proportions… gigantesques! En effet matériellement, le risque d'une monnaie complémentaire réside dans l'amorçage de la pompe: si le flux engendré s'avère puissant l'opération a des chances de réussir. Sinon elle s'éteint de sa propre mort!
Mais comme toute monnaie quelle quel soit, il existe une obligation de confiance (fiducie). L'usager potentiel doit pouvoir faire confiance au centre émetteur (État, banque ou tout autre organisme). Sinon la mayonnaise ne prend pas, ou va à la faillite (système de Law, république de Weimar, Vénézuela,…). Dans le cas de Libra, Facebook n'apparaît pas comme cet opérateur central, sans doute à cause des avatars récents ayant affectés la société de Mark Zuckerberg. C'est Libra Association, un consortium qui rassemble tous les partenaires évoqués plus haut – et basé en Suisse pour le look - qui sera chargé de prendre les décisions importantes sur les règles, le développement, les valeurs de réserve. Le pilote est coopératif : un organisme, une voix. Derrière un système puissant de block chain fera tourner les transactions.
Enfin l'intérêt d'une monnaie dépend de sa facilité d'obtention. Ainsi, par exemple, après Bretton Wood et le GES, pour amorcer la circulation du dollar, les américains l'ont rendu "facile" via le plan Marshall. Facebook a, semble-t-il, pensé à ce critère en créant le Calibra petit portefeuille simplissime de mise en œuvre des paiements.
La concurrence que pourrait faire le Libra aux monnaies souveraines est évidente (le G7 va d'ailleurs s'y intéresser). Facilité, gratuité des transactions, universalité… Ceci étant, les qualités exigées de la fonction régalienne d'une monnaie (imposée par un État) dépendent de la puissance mais aussi de la cohérence de cet État. Ce dernier est censé réguler la masse monétaire en fonction de sa politique économique. Or, les banques centrales se sont grandement discréditées en créant des devises à gogo pour sauver les banques privées après 2008. Elles pêchent dans ce domaine et peinent à donner la leçon. De plus, pour les pays de l'U.E., ladite régulation a été transférée à Bruxelles ce qui rend l'argument un peu fallacieux surtout pour les europhobes.
Enfin la gestion de la monstrueuse masse d'informations financières que ce système pourrait drainer pose aussi pas mal de problèmes et d'inquiétudes.
La réflexion sur le Libra reste un débat "philosophique"! Celui de la gouvernance des pays, avec les deux pôles : ceux qui croient en l'État (démocratique) responsable du bien public et ceux qui croient au marché pour atteindre l'intérêt général. Les premiers commencent à hurler à l'infamie du Libra, passant outre toutes les règlementations étatiques, pour assumer son rôle de monnaie internationale "libre", les seconds saluant la libération salutaire des transactions facilitant le développement des marchés** en lieu et place de l'étatisme de mauvais augure. Éternel conflit de la centralisation et de la décentralisation…
Ainsi, l’analyse de la monnaie requiert d’aller au-delà de la seule science économique et de faire appel à d’autres sciences sociales, comme l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire par exemple. Ainsi, les travaux des anthropologues attestent que la monnaie a un rôle de médiation sociale et constitue une des expressions fondamentales de l’appartenance des individus à la société. Elle permet de créer ou de maintenir le lien social entre les individus. Elle permet de créer un cadre commun en développant le sentiment d’appartenance à une communauté***.
Il serait prétentieux de tracer les conséquences directes et indirectes du Libra et de ses extensions potentielles. Tout et son contraire peuvent être évoqué, comme on s'en apercevoit dans la presse et la littérature actuelle. Formons seulement le vœu que l'engagement de Libra "Nous sommes convaincus qu'une devise mondiale et une infrastructure financière doivent être conçues et régies comme un bien public"* soit tenu au pied de la lettre
Gageons pour notre humble part qu'il serait fou d'attendre un bien être général, né d'une mondialisation intégrée via la monnaie. Une monnaie commune ne crée de l'identité et du sentiment d'appartenance que lorsqu'il s'agit de monnaies locales crées en grande partie à cette fin sur des espaces limités, comme les SEL (Systèmes d'Échanges Locaux). Au nom de l’objectif de surveillance de l’activité économique, les États devraient contrôler ces nouveaux acteurs, ce qu’ils hésitent pourtant à faire. Mais en ont-ils le pouvoir? En ont-ils les moyens? En ont-ils les arguments?
Remarquons in fine, que la monnaie "officielle" actuelle dont on vante les vertus, est une monnaie dette. A ce titre elle ne peut irriguer que ce qui rapporte de l'argent, excluant ce qui pourrait s'avérer utile – voire vital – sociétalement parlant. Un seul exemple: la fameuse dette de l'État est constituée essentiellement des intérêts payés à des préteurs, obérant fortement la mise en œuvre d'un développement social et écologique indispensable.****
Alors, plutôt que de pérorer sur avantages et limites du Libra qui, de toutes façons, se fera, ne serait-il pas plus utile – vital – que tous les pays concoctent un VRAI Système Monétaire International pour remplacer les ruines du GES (Gold Exchange Standard)? Un Libra public mondial avec les outils modernes et compte tenu des erreurs, avatars, ignominies passés… imposant une normativité nouvelle qui offrirait les moyens et l’occasion d’une modernisation des modes de gestion de nos sociétés… Mais je délire!
* Toutes les informations sur Libra sont là:https://libra.org/fr-FR/white-paper/
** Il y a 1,7 milliard de personnes dans le monde qui ne sont pas clients dans des banques, le même nombre sont mal desservies.
*** Nouvelles monnaies: les enjeux macro-économiques, financiers et sociétaux. Pierre Antoine Gailly. Avril 2015. Les Avis du Conseil Économique Social Et Environnemental)
****Certains (Lieater) évoquent même une tendance Yang (pour les monnaies régaliennes) convoquant les archétypes junguiens "guerrier" et "magicien" et Yin appelant "Mère" et "Amant" pour les monnaies mutualisées comme le Libra. B. Lietaer. Au cœur de la monnaie.Editions Yves Michel.
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