16/02/2010
LETTRE À UN CANDIDAT
Mon cher neveu,
Dans ta dernière lettre tu me fais l'honneur de me demander mon avis sur ton souhait de te présenter aux prochaines élections régionales.
Tout d'abord, je te félicite de cette initiative qui relève d'un courage qui tend à s'étioler dans notre monde trop axé, à mon goût, sur le désengagement public.
Car c'est en même temps un dessein honorable et une sorte de gageure!
Un nouvel élu, c'est un quidam qui, à brûle pourpoint, passe de l'autre côté du miroir, sans préparation et sans formation. Il va devoir s'initier, le plus souvent tout seul et en puisant dans sa volonté, aux secrets de la comptabilité publique et autres babioles rébarbatives. Apprendre aussi les arcanes du droit public, la complexité des marchés éponymes et du droit de l'urbanisme. Pour discuter "social" il faut connaitre les procédures qui, du RMI, aux diverses aides, jalonnent notre système de protection. Tu s'initieras également aux secrets des prérogatives en matière de formation et en matière de statut du personnel territorial. Enfin, si tu ne veux pas être rapidement "largué", les lois de décentralisation de Deferre à aujourd'hui ne devront pas t'être étrangères. Ou bien, tu feras comme beaucoup, tu te laisseras mener par tes fonctionnaires territoriaux prompts à établir une bureaucratie.
En fait, la baguette magique de l'élection qui te distinguera brutalement, je le souhaite, de la médiocrité commune, ne te changera pas, de citrouille en carrosse. Elle ne te donnera que l'investiture mythique du pouvoir. A toi de t'en constituer, ultérieurement, les instruments indispensables.
Car vient ensuite le périlleux exercice du pouvoir. Là tu buteras contre la fameuse question "Décider au nom de qui, pour qui ?". Je sais ce que tu vas dire, toi qui a reçu une éducation choisie : "Au nom du peuple, pour le peuple". C'est joli et ça sonne bien dans un discours pré-électoral, mais, pour ma part, je pense que ce n'est pas la bonne réponse.
Le grand constitutionnaliste G. Burdeau disait qu'il y avait deux démocraties : la démocratie gouvernante dans laquelle le peuple contrôle en permanence les représentants qu'il s'est donné (on dit aujourd'hui "participative"), et la démocratie gouvernée (on dit aujourd'hui "représentative") dans laquelle le peuple élit des représentants pour qu'ils fassent, durant la durée d'un mandat, ce que lui seul ne pourrait réaliser.
La démocratie gouvernante stricte est (encore) une utopie sitôt qu'elle concerne plus d'un millier de personnes et conduit, inexorablement, à la manipulation des masses. L' URSS, partie sur cette idée de soviets de base contrôlant en permanence le soviet suprême, a fini dans le stalinisme le plus noir.
Ceci étant, la démocratie gouvernée, qui suppose des élus destinés à transcender les intérêts individuels dans un intérêt collectif, reste un exercice exigeant où le dépassement du peuple devrait se faire dans le strict intérêt général. Très exigeant quant à la probité des représentants, c'est évident. Très exigeant surtout dans les choix à assumer. En effet, les choix qui transcendent sont des choix dérangeant pour les citoyens (cf la suppression de la peine de mort). A les pratiquer, tu te feras, au mieux des opposants, des ennemis au pire. Tu seras alors progressivement tenté de pratiquer ce que les américains appellent "la gestion du marché politique" et qui consiste à ne faire que ce qui satisfait à la fois le plus grand nombre d'amis et irrite le plus petit nombre d'ennemis. De prendre des décisions à "avantage ciblé" et à "coût diffus", dans leur jargon.
Résiste! L'ambition qui doit t'habiter, si tu veux être un véritable démocrate, consiste à assumer pleinement les choix difficiles mais justes en terme d'éthique et en terme d'avenir. L'éthique est première et c'est pour cela qu'il faut que tu annonces ton idéologie avant que les gens ne votent pour (ou contre) toi. Parce que cette idéologie représentera le cadre et le fil conducteur qui donnera un sens à ton action. Il n'y a pas d'action publique sans idéologie comprise ici comme "conception du monde, de l'homme et de leur avenir". Mais sache qu'il y a deux sortes d'éthique (Max Weber). L'éthique de conviction qui réclame la pureté absolue des moyens et s'accommode de l'indifférence à l'égard des conséquences. Ce n'est donc pas l'efficacité qui prime. Et l'éthique de la responsabilité qui privilégie, quant à elle, les conséquences de l'action et, de ce fait, permet de tout mettre en œuvre pour atteindre le but en faisant que les conséquences soient les moins lourdes possibles. Et cela donc au mépris de certaines valeurs (jugées dirimantes à ladite action). La grandeur de la politique consiste à assumer ce "paradoxe éthique" qui implique de peser les risques alternatifs. C'est le fossé qui sépare les électeurs intransigeants et les politiques responsables!
Soit clair sur tes valeurs pour ne pas tromper l'électeur. C'est tout ce qu'il peut et doit exiger de toi. Quant à ta conception de l'avenir elle est aussi fondamentale. Explique que nous ne gérons pas seulement un monde qui nous a été légué par les anciens, mais un monde qui nous est confié par nos enfants. Nos anciens ont fait le boulot, respectons-les. Mais c'est à nos enfants que nous devons rendre des comptes puisqu'ils vivront, subiront ce que nous allons faire.
Je sens que tu as envie de ranger tes ambitions au placard, mon cher neveu. Quelle galère, te dis-tu! N'en crois rien. Il y a là un champ d'action incomparable, celui de la satisfaction d'agir vraiment parce que l'on agit pour les autres, parce qu'on renoue les fils de la société. Hors de cet investissement d'hommes et de femmes "publics" ravaudant ces fils cassés par des querelles de voisinage, d'idées ou d'intérêts, la vie dans nos citées ne serait qu'une sorte de barbarie. Or la barbarie est une énergie inemployée ou mal employée. Mobiliser cette énergie dans un sens communautaire, dans le sens de la vie harmonieuse en groupe voilà le travail qui t'attend. Travail incessant de l'élu de rendre possible et fort le lien social et parfois aussi de le casser pour faire avancer le monde.
Il est premier de cordée dans le processus toujours recommencé de l'acte fondateur de la socialisation qu'il inscrit dans une œuvre de chair, de béton et de sens.
Bonne chance, mon neveu! Je t'embrasse bien fort.
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