21/11/2013
LOBBIES VERSUS PARTIES PRENANTES ?
La controverse sur le versement de rançon a souligné le problème clé de notre société: la solidarité. Depuis trop longtemps on met l’accent sur la compétition au détriment *de la coopération. Résultat, ladite société est fragmentée en tribus, communautés, groupes, partis,… comme autant de ghettos ne voulant pas partager avec les autres. Chacun se situe dans un jeu à somme nulle : je gagne ou je perd. Or la République ne tient que si les trois critères: Liberté, Egalité Fraternité (solidarité) sont non seulement existants mais INTERPÉNÉTRÉS. Pas de liberté sans égalité (c'est l'erreur des néo libéraux), par de liberté ni d'égalité sans fraternité solidaire (idem). Le délitement de notre République par l'affaissement de cette interpénétration créé les difficultés de régulation centrale et plus précisément de tout changement fiscal. Quand les bretons à bonnets ne veulent pas, quand les musulmans à charia ne veulent pas, quand les patrons pigeons ne veulent pas, quand les footeux zlatanisés ne veulent pas, quand les cathos barjotisés ne veulent plus, quand les roms kosovars ne veulent plus, quand les étudiants sélectionnés n’acceptent plus, quand les cavaliers sont dessellés,… tous se vivent comme des « exclus » constamment traqués par le pouvoir et subissant la répression de « l’État fiscal »
Nous ne nous pencherons pas sur les raisons majeures de ce délitement, sur ses racines. Il est. Et nous devr(i)ons faire avec. D’autant plus que le processus démocratique représentatif vole aussi en éclat (à peine un quart de la population fait confiance à Hollande). Que peut-on faire ??
Pour reprendre le cygne noir de la note précédente, une solution existe mais, comme elle est "invisible" dans l'idéologie économique dominante actuelle elle est niée. Il s'agit de la théorie dite des Parties Prenantes (TPP), «Stakeholder Theory» (SHT), de R.E. Freeman*. L'appellation ressort d’une volonté délibérée de jouer avec le terme de Stockholder (désignant l’actionnaire-roi) afin d’indiquer qu'il existe d’autres parties qui ont un intérêt (Stake) dans la société… et qu'il est nécessaire de tenir compte de leur avis pour prévenir le sentiment d’exclusion. Il s’avère nécessaire de leur redonner une capacité de s’exprimer (capability for voice) qui implique une participation active dans l’élaboration des normes collectives de la société dans laquelle elles se meuvent.
L'idée fondamentale est que l’on ne peut négliger ces parties prenantes influentes. Il doit exister un contrat social entre la gouvernance et les parties prenantes, contrat constitué par l'acceptation des valeurs et attentes de la société. La gouvernance doit en permanence justifier de l'utilité de son activité pour l’ensemble des parties prenantes, ainsi que des conséquences (positives ou négatives) qui en découlent, sans quoi le contrat est rompu. En période faste le contrat ne pose que peu de difficultés. En crise, tout change et les tensions s’exacerbent. Le rôle de l’information réciproque et de sa fiabilité sont alors fondamentaux pour montrer comment l’on tient compte des valeurs des stakeholders. Au sens large, en incluant outre les contributions et les rémunérations (pécuniaires, symboliques, différées,…), bien commun, éthique, risques, contrats sociaux intégrés, droits de propriété, juste contrat, principe d’équité, partage des externalités, amélioration de la dépendance envers les ressources,..
Avant toute décision il s'agit donc de savoir "Qui et quoi compte vraiment". «Qui» concerne « les groupe d’individus qui peuvent affecter ou être affectés par la réalisation des objectifs de la gouvernance ». Freeman qui donne cette définition, s’inspire des principes de justice de Rawls: chacun a droit à être traité de manière équitable. Certains distinguent les PP primaires qui ont une relation directe au projet (primo impactés), et les PP secondaires ayant une influence ou une implication plus lâche quoique réelle (médias, correspondants, affectés par ricochet,…). Le «Quoi » est plus difficile à résoudre puisqu'il s'agit des finalités affirmées et partagées et dont le pouvoir légitime est (normalement et démocratiquement) mandaté. Soit l’impossibilité de séparer les domaines relevant de l’éthique de ceux relevant du monde économique ou du management public. Et c’est sans doute là que se trouve la racine du mal.
Que veut-on majoritairement, à quel horizon, avec quel sacrifice ?? Comme on a oublié la philosophie et le discours sur la civilisation, on veut «profiter un max tout de suite». Donc toute action adiallactique** est prise pour une agression.
Il faut donc remonter la logique : établir une solidarité, pour générer plus d’égalité, pour assurer plus de liberté. Et donc refaire débattre les parties prenantes pour qu’aucune ne puisse dire qu’elle ne savait pas, ou que son opinion n’a pas été requise. On oppose souvent le caractère utopique de la théorie de Freeman, écartelée qu’elle serait entre une optique hyper-comptable confisquant le débat et un optique tout-éthique qui se noierait dans la candeur naïve. Pour éviter l’obstacle, il ne faut pas poser cette concertation des parties prenantes comme un processus de décision. La concertation est un processus de partage de l’information entre concernés. Elle répond à une dynamique coopérative mais ne vise pas le consensus. Elle enrichit la décision et en conforte la légitimité. Cette concertation ne doit pas être confondue avec la communication, la consultation, la médiation, la négociation, le débat public, ni la participation. Elle tend à établir une confiance minimale réciproque en éclairant des systèmes techniques et ou financiers complexes, complexité à laquelle les parties pourraient ne pas avoir accès individuellement. En termes de gouvernance publique, la concertation permet donc de décloisonner les enjeux, éviter les diktats des technocraties, et éviter ainsi que chacun «tire la couverture à soi» en «parcellisant la frustration».
Les tensions extrêmes que nous vivons ces derniers temps illustrent cette théorie. Les classes moyennes se sont trop faites manipuler, exploiter dans les dix dernières années pour être spontanément prêtes à être tondues. S’il y a quelques auditeurs d’Arte, ils ont pu apprécier ces turpitudes avec le documentaire magistral «La grande pompe à phinance»***. Alors que la plupart des petits et moyens stakeholders paient des impôts, taxes et amendes, ainsi qu’une austérité sévère, les banquiers ayant causé cette crise non seulement paient peu, mais encaissent les intérêts des emprunts d’État occasionnés. Ces «petits stakeholders» vivent de plus en plus mal cette asymétrie de pouvoir face aux «gros stakeholders» (État, banques et grands groupes). Le fait qu’on leur refuse en France la «Class Action» (possibilité d’action en justice en groupes) accrédite cette frustration. La TPP aurait au moins le mérite de les mettre les gros dans le jeu afin qu’ils participent à la solution publique des déficits occasionnés.
La TPP aurait aussi pour mérite de désocculter la règle devenue scélérate de «l’unicité de caisse» du budget, c’est à dire que l’on ne lie pas entrées et sorties (prélèvements et dépenses). Cette opacité de l’utilisation des fonds publics permet aux stakeholders écartés des choix publics de toujours suspecter leur mésuage. L’affaire Ecomouv illustre ce point.
Cela renvoie donc à un travail, des techniques, des règles, un apprentissage réciproque et, surtout une obligation de «tenir parole» pour engendrer et cimenter la confiance. La TPP est une construction volontariste et un engagement ferme. Il ne s’agit pas uniquement d’une posture politicienne opportuniste.
Toutefois, si l’on désire rebâtir une société qui mette ses atouts en exploitation sans se heurter en permanence au frein du doute, de la suspicion, de l’exclusion, cette démarche représente l’une des seules issues non révolutionnaire. Relativement facile et peu coûteuse sitôt que l’on évacue la posture du cygne blanc (il n’y a pas d’alternative) et le poids politique des lobbies… financiers !
* R.E. Freeman, in Strategic management : A stakeholder approach , Pitman, Boston 1984. La théorie a été revue par A. Sen, prix Nobel d’économie.** phénomène constitué par un courant de biens et de services qui est enlevé à un individu, autrement qu’à la suite d’un libre calcul effectué par lui et d’un échange sur le marché. Jules Milhau Traité d’économie rurale. PUF 1954. Tome II.)*** Ceux qui l’ont zappé peuvent le visionner encore sur http://www.arte.tv/guide/fr/plus7, c’est très instructif !les anglicistes pourront se référer : sur ce thème à : J-M Bonvin & L. Thelen : Deliberative Democracy and Capabilities. The Impact and Significance of Capability for Voice. En ligne18:06 | Lien permanent | Commentaires (0)
25/10/2013
ALLÉGORIES FRÉCHISTES. C'est cadeau!
A l'occasion du troisième anniversaire de la mort de Georges Frêche, je mets à votre disposition un livret sur le personnage. L'ayant "pratiqué" durant une quarantaine d'années, au gré de notes crayonnées à la volée, je l'ai traduit selon un mode métaphorique, allégorique même. Cela change un peu des ouvrages à charge ou a laudatio.
ATTENTION! : Ce document s'arrête en Octobre 2009. Depuis cette date rien n'a été rajouté ni enlevé, tenez-en compte!
Peut-être aurez-vous envie de réagir, de préciser; je vous en sais gré par avance.
Vous disposez de trois versions:
- un pdf classique, cliquez sur le lien ci-dessous pour télécharger
- deux e.book: l'un en zW3 (à lire sur Kindle), l'autre en e.pub (autres liseuses) que je vous enverrai si vous le désirez par mail.
Bonne lecture!
Veuillez excuser une mauvaise manipulation qui faisait que le texte ci-dessus s’affichait sous une forme bizarre et illisible pour les utilisateurs de Windows.
11:33 | Lien permanent | Commentaires (0)
07/10/2013
GIRARD ET LE CYGNE NOIR
Parfois on croit dur comme fer avoir raison. «C’est évident disons-nous» … et l’on se trompe énormément. Il s’agit d’un biais cognitif illustré par la théorie du cygne noir de N.N. Taleb*. En observant longuement ces oiseaux on pourra affirmer que tous les exemplaires sont blancs. L’affirmer, mordicus. Sauf qu’en Australie vivent des exemplaires noirs. Beaucoup de personnes fonctionnent selon ce biais qui peut s’avérer mortifère. L’exemple en est d'une dinde que l'on nourrit chaque jour de son existence dans le but de la manger à Noël. Du point de vue de la dinde, elle croit dur comme fer qu’on va l’alimenter ainsi jusqu'à sa mort naturelle. Chaque jour qui passe semble confirmer ce point de vue, son exécution imprévisible la veille de la fête constituant pour elle un «cygne noir».
Nous sommes en France (entre autre) dans un état de délabrement intellectuel avancé nourri par le biais précédent. Une majorité de personnes et une très grande majorité des dirigeants fonctionnent avec une pensée devenue totalement obsolète. Ce n’est pas moi qui le déclare mais des penseurs dignes de foi : E. Morin, M. Onfray, A. Touraine, F. Lordon, R. Debray, E. Todd, J.C Michéa,… Dès lors, tel un essaim de guêpes perdu, tout le monde s’agite, se bouscule, bourdonne, en se heurtant à la vitre de la réalité. Et l’essaim tourne en rond, s’épuise dans son but imbécile de franchir la fenêtre, les guêpes-chefs s’évertuant à expliquer que là est la solution et qu’il faut être plus performant pour y parvenir. Les guêpes-de-base se brisent les ailes en vain, convaincues qu’elles ont failli quelque part.
Métaphore de notre société actuelle engluée dans une idéologie prédominante inadaptée qui s’épuise vainement, s’affronte sur des thèmes secondaires voire futiles, en faisant les mêmes erreurs majeures qui la rapprochent de la vitre, du mur.
Et cette agitation suicidaire peut aboutir à l’auto destruction. Certains disent apocalypse. Car le peuple n’est pas plus sensé que les élites mais, comme elles, s’avère capable de tout, en bien et en mal. En effet, «les gens» ont appris ce que l’on a bien voulu leur donner comme références et comme référentiel : le progrès via la société de consommation, l’individualisme prioritaire et le moindre effort social. Plus, dans les «hautes sphères», l’économie libérale comme crédo impératif. Avec ces non valeurs érigées en valeurs, nous avons mis en place une société dont l’idéologie est aujourd’hui inadaptée mais verrouillée. Un proverbe africain dit «Les outils du maître ne serviront jamais à démanteler la maison du maître».
Heureusement vint Girard ! René Girard**, un nonagénaire ethnologue vauclusien qui a toujours enseigné aux USA et donné à penser la théorie de la victime émissaire. Accrochez-vous, mais tout y est ! Tout commence par le désir mimétique, c’est à dire que les gens désirent les mêmes choses, ont les mêmes valeurs et donc entrent en compétition face à la rareté de ces objets focalisant leur attrait. Tout désir est une imitation (mimésis) du désir de l’autre et ainsi nait et monte la violence. Transposons à l’actualité, avec la croissance économique et l’effacement du communisme. Dès que le socialisme a pris une odeur de social-démocratie il s’est confondu avec la droite modérée et tout l’effort pour se distinguer ne concerne que des points mineurs. Le bipartisme ainsi installé, ces deux courants pèsent tellement que les autres opinions sont marginalisées, idéologiquement et concrètement via les médias tentaculaires. Tant que les «trente glorieuses» abreuvaient les foules de produits de consommation tout fonctionnait. Le mythe de la croissance intarissable jouait comme amortisseur le conflit. Sitôt que s’établit le spectre de la crise, la rareté desdits produits, des emplois, de l’argent génère une montée de la violence avec une possible phase paroxystique de cette compétition qui pourrait conduire à l’explosion sociétale.
Sauf que Girard introduit alors le processus de la victime émissaire. Depuis l’origine des temps avec les peuples juif, arménien, hutu,… en passant pêle mêle par la bête de Gévaudan, Allende, Dreyfus,… les détenteurs du pouvoir en place, «inventent» une victime émissaire qui sera sacrifiée (réellement ou symboliquement) pour rétablir le calme et retrouver une autre phase de paix. Le sacrifice sera «raconté» dans un mythe et l’interdit stigmatisé par un rite ainsi qu’un tabou. Ici et maintenant, sus aux fonctionnaires, aux musulmans, aux roms, aux homos,…. pour tenter de rétablir une stabilité sociale qui s’est largement délitée.
Et ce n’est que le début ! Car la spirale aspire rapidement le collectif. Personne n’a vraiment besoin du dernier iphone. Mais sa sortie crée de véritables phénomènes d’émeutes,
Bien sûr que les boucs émissaires revêtent des torts, des tares, des différences surtout. Mais cela ne représente pas la véritable cause de leur stigmatisation. La cause prend racine plus profondément dans le mécanisme girardien. Il y a là mensonge collectif qui se veut salutaire : fondamentalement si nous ne savons pas ce que nous désirons vraiment, nous ne savons pas ce que nous réprouvons sous le masque fallacieux de la légitimité. Mais nous nous coalisons pour dénoncer, manifester, condamner, selon un premier exutoire de «paratonnerre sociétal» concrétisé. Puis on «sacrifie» la supposée «cause» pour rétablir le calme.
Si j’ai ressorti le mécanisme girardien c’est pour faire réfléchir aux grands courants qui traversent notre actualité et nos médias. Il faut un coupable à la crise. En fait les clercs le connaissent bien ce coupable : c’est le système financier international dérégulé. Mais le discours majoritaire s’efforce de blanchir le système financier et le système économique qui le sous-tend. Le leitmotiv : «Ne cherchez pas de cygne noir, il n’y a que des cygnes blancs». « Ceux qui disent le contraire sont des ignares, ou des malveillants, ou partisans de la théorie du complot ». Alors défoulez-vous sur «l’Autre» ! Choisissez-le collectivement parmi-vous, un cygne un peu gris fera l’affaire. Assez faible et assez pauvre car les puissants et les riches ne se laisseraient pas faire. Montrez-le du doigt, ghettoïsez-le, bousculez-le, expulsez-le,… en clamant haut et fort que vous rendez service à ???? (inventez une cause)…
René Girard (interprété par Donnadieu) explique que les sociétés se divisent en deux catégories : les sociétés privilégiant la bonne réciprocité et celle promouvant une mauvaise réciprocité. Les premières usent d’un partage du surplus créé selon un jeu coopératif à somme positive. Les secondes présentent une escalade de l'imitation/appropriation, selon laquelle l'objet du désir finit par paraître secondaire et arrive même à être totalement oublié. Ne restent plus alors en présence que les deux protagonistes engagés dans une lutte mimétique sans merci. "Chacun imite la violence de l’autre et la lui renvoie avec usure" note Girard. Guerre-Terrorisme, Terrorisme-Guerre. Par exemple la «guerre juste» de Georges Bush a réactivé celle de Mahomet, plus puissante parce que essentiellement religieuse. «lCette théologisation réciproque de la guerre (Grand Satan contre Forces du mal) est une phase nouvelle de la montée aux extrêmes».
Pour sortir du syndrome de l’essaim fou, il existe une voie: sortir d'une simple logique de consommation pour s'ouvrir à une logique d’innovation. Et pas seulement en économie-gestion ! La créativité inscrite dans des conduites d'inventions et d'adaptation sortant du carcan verrouillé de la pensée dominante s’avère la seule issue raisonnable. Changer de logiciel. Effacer le tableau du maître et impulser la pensée de l’élève pour changer notre société. Le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de chercher avec lui les moyens de transformer le quotidien dans lequel ils vivent durablement. Et, pour finir, rappelons-nous Antoine Gramsci «lL’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair obscur surgissent des monstres»***.
* Le Cygne Noir, La puissance de l'imprévisible6, Les Belles Lettres, 2008** Parmi une œuvre dense, voir notamment : La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. et Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007.*** Quaderni del Carcere. Einaudi. Turin. 197515:18 | Lien permanent | Commentaires (0)