compteurs visiteurs gratuits

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/10/2015

MÉNARD OU LE MIROIR DES TURPITUDES

 Insistons tout d'abord pour dire qu'il ne s'agit en aucun cas d'une apologie du maire de Béziers, ni même d'un plaidoyer. En fait l'édile sert d'illustration au fait que notre société a de plus en plus de mal à s'auto analyser afin de repérer (et donc tenter de corriger) ses plus gros défauts. "La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société à laquelle il appartient?" posait le sujet de philo du bac ES 2015…

Parmi les instruments permettant de refléter le monde, le miroir jouit d'un statut privilégié. Il est la métaphore de la fiction qui opère un déplacement de la problématique via la représentation.  Selon Jurgis Baltrusaitis* «le miroir est toujours un prodige où la réalité et l'illusion se côtoient et se confondent ».

Je vais tenter de vous montrer que l'irritant monsieur Menard, peut se voir comme un miroir de la société actuelle. Faux comme un miroir certes, puisque le miroir n'est qu'un leurre, un simulacre qui montre une image modifiée, inversée, déformée volontairement ou non, mais une image utile. Via ses outrances, le maire de Béziers renvoie de notre société une représentation caricaturale reflétant les travers, les compromissions, les dénis (voir note précédente), ce qu'elle s'efforce en fait de cacher, d'occulter. Une société sans aucun miroir c'est la définition générique du fascisme. Que montre le miroirménard?

La contre-image du système médiatique d'abord. Menard le connaît parfaitement pour l'avoir longtemps pratiqué de l'intérieur. Il sait que ce système est accro à l'imprévu, à l'inattendu, au sensationnel, et il lui sert régulièrement sur un plateau de l'étonnant, au sens que le message est inversé par rapport au banal. Tout le monde dit blanc et moi je vous donne du noir ! Le miroir générique! Il sait aussi que les mêmes médias se délectent du trash, qu'ils condamnent mais diffusent. Les armes, c'est pas bien! Alors on les met en exergue (flingue de la PM). Stigmatiser les pauvres, c'est pas bien! Alors on interdit le linge étendu. L'école c'est sacré! Alors on compte les prénoms maghrébins. Les réfugiés c'est intouchable! Alors on dénonce leurs turpitudes…. Résultat, Menard passe à la télé dans les émissions à audience (le grand journal de C+, Soir 3 entier, Mots Croisés,…), il remplit les colonnes de la presse parisienne et régionale. En réalité il arrive à figurer sur le petit écran plus que les poids lourds de la politique (Fillon par exemple). Il révolte, il clive, il écœure, il irrite,.. mais il fait le buzz, comme on dit maintenant. Et atteint son but! 

Deformé.jpg

Robert Menard c'est le miroir du déni, l'image duale de la langue de bois ou des éléments de langage. Un proverbe chinois dit "Quand tu penses que tout va bien, regarde-toi dans le miroir". En fait lorsque l'on ne veut pas voir le mauvais côté des choses, le miroir est là pour vous les rappeler. Les rides, les tâches de vieillesse, les cernes, ... Comme disait celui de la marâtre de Blanche Neige " tu es la plus belle … MAIS, B.N. est plus belle". Le "mais" qui tue! Ménard l'utilise à l'envi contre cette tendance moderne à n'accepter que le "politiquement correct" pour y rajouter – systématiquement et caricaturalement – le "mais". Dans ce rôle on peut le comparer (en miroir!) à Charlie Hebdo, "bête et méchant" pour donner à voir ce que l'on veut cacher, en forçant le trait. Il s'agit d'une réaction à ce que Lordon** nomme le posturalisme ayant pour unique ressort la recherche des postures – avantageuses il va sans dire, et à bon marché - cherchant la maximisation des bénéfices symboliques par la minimisation de l’effort intellectuel. Car la démocratie n'est pas seulement la séparation des pouvoirs ni la loi de la majorité, c'est aussi l'existence de la diversité et de la conflictualité des idées***.

Le populisme ensuite. Fort de cette autre nouvelle lubie qu'ont des politiques de stigmatiser le bon sens quotidien, B.M. ramasse tout ce laissé pour compte pour en faire un discours compréhensible par tous ceux qui ne lisent ni le Monde, ni le Figaro, ni même le moindre journal, qui préfèrent "Plus belle la vie" au JT, fut-il de Pernaut. La réalité s'avère (aussi) souvent peu reluisante voire dégueu. Dans un courrier des lecteurs, quelqu'un disait   "Vous vivez à Béziers ? Sinon taisez vous !" pour souligner ladite réalité. Dans le monde actuel, il est difficile de voir cette réalité vécue traitée exhaustivement par voie officielle. Un prêt-à-penser bien clean, bien propret nous est servi, alors que chacun voit bien que ce n'est qu'une fiction. Dans un miroir on peut se regarder uniquement de face, mais ce n'est pas la vérité. Alors ceux qui collectent et publient l'envers, les bassesses, les vilénies,… utilisent "l'autre part de vérité", celle qui est occultée. Et attisent la colère et la violence de tous ceux qui ne veulent pas connaître ou reconnaître cette part sombre de nos sociétés désireuses de se montrer revêtues de pureté. Tant que nous renierons ladite part infâme, tant que nous ne "rendrons pas la raison populaire” (Diderot), tant que l'on s'inventera "des nouveaux prolétariats au détriment du prolétariat réel (Julliard), nous ferons, hélas, des Ménard, les hérauts de la franchise populaire. Le despotisme médiatique débarrassé de toute idée contradictoire affranchit un despotisme inverse forçant le trait sans souci de mesure. Il empêche la connexion avec le réel, parce que changer l'existant implique de partir de ce qui existe, et non d'une réalité militante fantasmée.

Robert Menard endosse, sciemment, l’habit de "l'imprécateur", Don Quichotte désigné pour nous faire prendre conscience que chacun contribue, directement ou indirectement, consciemment ou non, à la manifestation des faits dénoncés. Face aux "malins" il s'érige comme la voix des bâillonnés, en référent des "gens normaux", biterrois ou pas.

Enfin la déculpabilisation. Par diverses voies qu'il serait trop long d'énumérer ici, la société occidentale s'est auto culpabilisée (Le complexe occidental, Petit traité de déculpabilisation, d’Alexandre Del Valle. ed. du Toucan) en manifestant des repentances successives faisant débat. Chaque fois, le groupe qui se trouve victimisé (colonialistes, colons, collabo, xénophile, identitaire, catho, aficionados, francs-maçons, …) en ressent une frustration profonde. Ménard, ici encore, se fait le héraut de ces frustrés en réhabilitant leur action. Vecteur de déculpabilisation des rapatriés, des catholiques "puristes", il réhabilite un militaire participant au putsch d'Alger, affiche une crèche en mairie… Encore un effet de miroir, certains voyant la face putschiste, certains distinguant l'autre face, celle du militaire fidèle. Avec un courage certain, il faut le dire, pour remonter à visage découvert le courant des idées majoritaires.

Miroir donc, Ménard incarne une leurre majeur: lorsque le regard est capturé et captivé par le miroir, le spectateur victime de son pouvoir déformant ou de ses illusions, ledit miroir se fait néfaste tout en dénonçant la perversité. C’est, à la limite, moins le miroir que la contemplation qui est ambivalente, dangereuse ou (peut être) salvatrice. C’est un objet de l’entre deux, de la relation et de la médiation. Fondamentalement ambigu, il oscille entre la duplication et la duplicité, la vérité et l’illusion, la perfection et la déformation, la contemplation et l’action****. Dès lors, il faudrait s'extraire de cette fascination ambiguë et utiliser R.M. comme origine d'un débat, débat sur ce qu'il révèle via ses outrances. Mais l'époque n'est pas vraiment au débat. Il continuera donc à susciter selon, le mépris, la stigmatisation ou l'adhésion voire l'adulation, contemplé par les muets du sérail.

Miroir certes, mais le miroir n'est qu'un instrument. A ce titre il n'a pas d'objet autre que celui de refléter ce qu'on lui montre. Plus ou moins bien, plus ou moins clairement, avec toutes des dysfonctions signalées, mais sans arrière pensée. Robert Ménard voudrait faire croire à cette neutralité révélatrice. Nous ne pouvons la lui accorder.

Un instrument dépend aussi de l'usage qu'en fait celui qui le met en œuvre. Qui est le manipulateur de R.M. ?

 

‪* Le miroir: essai sur une légende scientifique: révélations, science-fiction et fallacies. Jurgis Baltrušaitis A. Elma Yan, 1978
**Frédéric LORDON. Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme. Blog "La pompe à finance"lundi 6 avril 2015,
*** Edgar Morin, Tariq Ramadan. Au péril des idées. Presse du Châtelet. 2014
*** Fabienne POMEL. Réflexions sur le miroir. http://www.pur-editions.fr/couvertures/1222691094_doc.pdf
 
 

 

 

14/09/2015

DÉNI POLITIQUE

Le déni est l’expression d’un refus de voir la réalité telle qu’elle est*. Ce déni peut être involontaire (il s'agit alors d'une pathologie psychologique) ou volontaire pour ne pas affronter cette réalité pour moultes raisons. Il peut être total ou minimisant (diminuant fortement l'importance).

La quasi totalité des dirigeants occidentaux sont dans cette dernière posture. On pourrait même avancer que la qualification d'homme politique est corrélée à la capacité de déni. On a eu les chiraquiens, puis les sarkoziens, on a maintenant les hollandais comme modèles avancés de cette affirmation.

Le nuage de Tchernobyl, la turpitude de Cahuzac, la crise économique,…. relèvent de milliers de cas de déni politique. Les hommes qui nous gouvernent pensent que c'est une façon facile de se protéger de la perte d'audience sachant que l'opinion oublie très vite et qu'il ne relève pas cet "aveuglement volontaire".

Quand le déni politique s'avère plus rusé, c'est souvent un déni de gravité: hypocritement on réduit le fait à une micro conséquence. On se rappelle de toutes les alertes (nucléaires, sanitaires, financières,..) que l'on nous a vendues pour insignifiantes.

Hélas la réalité reste la réalité et la fuite en avant par déni crée un danger, celui de persévérer dans des erreurs en aggravant de plus en plus la situation méjugée.

Nous sommes comme sur un lac gelé où la couche de glace (l'économie - voire la société - réelle) se réduit inéluctablement au profit d'une bulle (finance spéculative) qui grossit entre elle et l'eau (la finance utile) en la fragilisant. Ceux qui nous dirigent dénient cette réalité pour ne pas avouer qu'ils font fausse route, qu'il est urgent de changer de gouvernance car on ne peut pas changer de lac (sauf à aller sur la lune!).

Cache.jpg

Hier(2008), on a dénié la crise, puis la gravité du conflit syrien, puis insoutenable hétérogénéité de la zone euro, puis l'erreur libyenne, puis l'importance des évènements Ukrainiens, Syriens, Grecs,.. pour continuer avec les mêmes préceptes… à s'enfoncer vers des impasses insolubles. En scandant à l'envi, media complices, "demain il fera beau, la croissance se lèvera comme toujours, le chômage baissera, les entreprises auront plein de boulot, la paix s'étendra sur la planète, les migrants resteront sagement chez eux pour crever de faim ou de bombes, ceux qui viendront malgré tout sauront nager, les fous des dieux repeindront leurs lieux de cultes en couleurs pastel et feront le Bien, la perpétuelle comptabilité à laquelle on nous soumet sera oubliée,….".

La réalité, les faits, sont têtus! Les évènements concrets disent autre chose.

Aujourd'hui, la zone euro se débat avec des difficultés structurelles insolubles. L'Europe n'existe pas au delà des coups de mentons, il n'y à qu'a voir les positions éclatées sitôt que se pose un vrai problème. La B.C.E. n'ayant pas de tuteur politique s'empêtre dans des actions inopérantes quant aux problèmes majeurs. Et on nous dit que tout est pour le mieux, que la crise asiatique ne franchira pas la frontière russe, que l'on va faire les gros yeux à Daech (avec quelle force de frappe??), que les banques européennes sont fortes (merci qui??), que l'on va dégonfler le ballon spéculatif alors que l'on est incapable d'éradiquer les paradis fiscaux de chez nous,…

Il est contre indiqué de contredire les sornettes, autrement appelées "éléments de langage", carburant du déni, des chefs de partis sauf à devenir des "provocateurs" (Cambadélis et cie), mauvais citoyens, dénégateurs de gouvernants merveilleux et courageux. Ne pouvant dès lors débattre, reste deux voies: la violence ou le mépris.

La violence se manifeste certes, mais heureusement nous sommes dans un pays (encore) civilisé. Elle reste sporadique et localisée. Des mouvements de banlieues, des mouvements ouvriers, des mouvements paysans, des manifestations idéologiques enflamment ci et là l'actualité, mais sans jamais déborder d'un cadre connu et "acceptable".

Le mépris consiste à un retirement de la vie politique et sociale: abstention massive aux différents scrutins, désintérêt pour l'engagement associatif ou syndical, disparition du bénévolat,… En fait un "déni" de société individuel en réaction au déni des dirigeants. Comme le dit Robert Marris** "La grande découverte moderne, après les trente glorieuses et la seconde mondialisation, est que l'exploitation et la souffrance n'engendrent pas la révolte, mais l'asservissement".

Et pourtant, il suffirait parfois de reconnaître les erreurs, de faire machine arrière lorsque cela s'avère nécessaire, innover lorsque le banal ne marche plus. Enfin on pourrait reconnaître la réalité dégagée des éléments de langage. "Oui, on s'est trompé! Excusez-nous, on est humain et donc on va corriger" serait une phrase efficace.

Oui on s'est trompé en construisant l'Europe comme nous l'avons fait… il y a longtemps. Alors on efface les erreurs et on repart d'un bon pied. Un truc fédéral avec un vrai pouvoir européen démocratique et une vraie gouvernance financière au service des populations. La PAC ? Elle ne correspond plus à l'actualité. On va la refonder.

Oui on s'est trompé en faisant une réforme territoriale qui sombre dans la confusion. On arrête tout et on réfléchi à une vraie redistribution des compétences sans compromissions à des fins strictement électorales.

Oui, on n'a pas anticipé les flux de réfugiés actuels. Alors on revoit de fond en comble Schengen et le traité de Dublin pour trouver un système de gestion efficace de ces migrations selon un objectif partagé…

Mais sans doute suis-je naïf! Cet état de fait convient à beaucoup de monde dans le court terme. Les "élites affairistes" y engrangent des milliards, les sous élites bureaucratiques en retirent de nombreux avantages existentiels. Les dirigeants d'entreprise (hors CAC 40), ces "gentils entrepreneurs qui font rêver les socialistes par opposition au méchant capitaliste sont un peu comme ce chien qu'on promène avec une laisse qu'il peut dérouler quelque temps avec l'illusion de la liberté"* possèdent un habitus "non révolutionnaire". Ensuite, un "sur prolétariat" constitué par ceux qui ont un boulot stable, une petite épargne, une petite maison et une bonne espérance de vie, le droit de choisir entre Renault ou Peugeot, s'effraie de perdre plus qui ne gagnera (un tiens vaut mieux que deux tu l'auras!) et se laisse porter par le statut quo. La fameuse majorité silencieuse mérite bien son nom. Voilà pour le volant d'inertie. Pour l'instant il interdit tout bouleversement autre que le fameux "Bonnet blanc et blanc bonnet" via des votes dont le sens devient majoritairement illisible.

Qui ou quoi ré enchantera notre vieux continent? Le projet "du bonheur ensemble" que portait le socialisme s'est délité en miettes macronesques. Les agents du capitalisme financier liquident sans vergogne les derniers vestiges de l'État providence pour extirper la maigre rente des retraités et récupérer au maximum l'argent distribué aux salariés. C'est sans doute pour cela que les mythes religieux remontent à la surface, réhabilitant  des écritures  vieilles de nombreux siècles selon des exégèses opportunistes et/ou extrémistes. L'aimer l'autre, quel projet ridicule! disait Freud qui s'y connaissait en noirceur de l'âme humaine. Le christianisme s'y est employé, le communisme aussi. Avec les résultats médiocres que l'on connaît.

On peut toujours dénier, pour cristalliser le vivre ensemble il n'existe que deux vecteurs: l'amour et la guerre. Citoyens choisissez ou ne choisissez pas… Mieux vaut Hitler que le front populaire! entendait-on dans les dîners en ville en 1930. 

* sur le déni voir (entre autres):  S. Ionescu, MM. Jacquet, C. Lhote "Les mécanismes de défense"– Armand Colin
** "Marx,Ô Marx, pourquoi m'as-tu abandonné?" Champs Actuel. Flammarion. 2012

12/08/2015

HIATUS D'HABITUS

Ceux qui ont l’habitude de me lire diront que j’ai un faible pour ce concept d’habitus bourdieusien*. En effet, il réinsère selon moi, la dimension socioculturelle dans le pensé et l’agi économique, choses qu’ont largement occultées nos dirigeants devenus de plus en plus comptables. La crise de l’agriculture qui a éclaté cet été comme un melon trop mûr, illustre à l’envi l’insoutenable réductionnisme de ces derniers.

L’agriculture, lato sensu, représente un habitus complexe qui ne saurait se dissoudre dans un calcul rationnel de prix et de marchés. Celui qui fut jadis paysan, puis rural, puis agriculteurs puis éleveur ou céréalier ou fruitier, ou …, porte en lui la diversité des terroirs, des cultures et des cheptels, la diversité des finalités, des modes de vie... Un kaléidoscope d’habitus quasi infini. Avec un pouvoir de nuisance considérable. Le ministre français de l’agriculture, l’aveyronnais Camille Laurens, disait lors de la Conférence préparatoire de Paris (1952) « il ne faut toucher qu’avec une extrême prudence aux choses de l’agriculture ». Il était lucide car les agriculteurs constituent une force électorale, et, comme l'affirmait Pierre Bérégovoy**, « Les paysans, ça a des fourches ! ».

Habitus.jpgOr, depuis le plan Mansholt qui structure la PAC, on traite un seul et même acteur : l’homo agricultus modèle, infiniment sage et rationnel, tirolien (au sens de Tirole) en quelque sorte. On s’étonne qu’il ne comprenne rien à la loi d’Engels ni à celle de King*** et qu’il fasse rien comme il faudrait, qu’il veuille un marché libre quand « ça marche » et un marché administré lorsque « ça coince ». On passe sous silence que ce brave bouseux est passé, contraint et forcé, du liquide dans la poche arrière du futal en velours, au chéquier made Crédit Agricole. Lequel l’a pris en otage en lui jouant le coup des « subprimes dans le pré » via les tracteurs rutilants, les engins de folie et les hangars fonctionnels… qui coûtent un bras voire un gigot (endettement moyen : 50 000 euros en 1980, 163 700 euros en 2011)****! Premier acte de la pièce « L’exploitation, mode d’emploi » : L’endettement.

Quand ça chauffe trop, quand les fourches sortent, quand lesdits engins se mettent à entraver les vacances des mangeurs de viande allemande, de fruits et légumes espagnols, de charcuterie andalouse, de mozzarella italienne, de fromage de Hollande,…- auxquels ils ont droit en tant qu’européens - alors les politiques « arrosent » un peu l’incendie via quelques subventions payées in fine par les mêmes vacanciers. Voire des reéchelonnements de dettes ou des décotes d’impôt. Que des mesures conjoncturelles qui ne s’attaquent pas aux racines du mal. Autant de moulinets sachant qu'ils n'ont plus prise sur les prix, les marchés et qu'ils sont interdits de subvention par Bruxelles.

Un jour pourtant, il faudra bien s’attaquer à cette gabegie inefficace qui ressemble étrangement à la Grèce : ça coûte cher et il y a, structurellement, d’un côté ceux qui crèvent toujours la dalle et de l’autre ceux qui s’engraissent toujours. Pour l’instant tout cela arrange notamment les allemands qui, grâce à leurs salaires de misère et leur low cost, fourguent leurs vaches bavaroises ou leur porcs polonais facilement. Et puis, un jour aussi, il faudra dire qu’il y a la mondialisation avec des producteurs nouveaux à des prix défiant toute concurrence, avec des marchés qui se ferment à cause d’embargo ou de djihad. Avec des goûts différents !

Cela ne sera pas facile tant on a brisé les habitus traditionnels des paysans français sans en promouvoir d’acceptables ! Allez dire a des ménages endettés jusqu’au cou qu’il faut changer d’habitus et faire du bio, de la qualité, du cycle court,… Sacrifier le 4x4, la fac des gosses, le voyage à l’étranger, pour s‘adapter. S’adapter, le mot magique de ceux qui ne sont pas concernés. « Adaptez-vous, bandes de nuls ! » clament les mêmes qui depuis un demi siècle vous embourbent dans la monoculture subventionnée. Quoi les subventions ? On ne peut plus, l’Europe fait de l’austérité ! C’est ça l’économie libérale. La période de la vache corse ou du persil en or est révolue.

Cette demande d’adaptation décèle le second ingrédient de l’exploitation. L’habitus nous enseigne que l’homme fait des choix mais dans les limites de ses dotations culturelles et économiques imprégnées dans son ego; ses choix ne sont pas à proprement réfléchis, ils ressortissent à «une stratégie inconsciente » dérivant dudit habitus, c’est-à-dire des structures sociales et cognitives qu’il a intériorisées au cours de son éducation  au sens large sous forme de dispositions à agir, à penser et à sentir. L’habitus paysan (ne pas confondre avec l’agro-paysan qui possède un habitus d’entrepreneur) se trouve ainsi en situation économique d’exploitation : il possède toujours un coup de retard dans le jeu concurrentiel des marchés ce qui permet à d’autres classes économiques de profiter de ce hiatus. Pensez à l’exploitation « coloniale » de l’agriculture Africaine, Sud Américaine, Sud Asiatique,… Pensez à l’exploitation des artisans, petits commerçants… Le capitalisme libéral banal permet ainsi aux possesseurs d’habitus synchrones avec les dispositions économiques en cours, de spolier ceux qui ont un habitus décalé (en retard ou en avance). S’il existe des prises de conscience collectives brutales on débouche sur des jacqueries ou des poujadismes décapants.

Changer? "Il faut trente ans pour modifier complètement l’organisation de la production agricole, créer des circuits courts de distribution, réorienter les aides vers ceux qui travaillent, arrêter la concentration de l’agriculture de production, c’est-à-dire de production de produits de base: blé, lait, viande, mouton, œuf et poule" nous dit Philippe Collin, porte-parole de la Confédération paysanne.

Bien plus, en faisant l’hypothèse hardie que le secteur agricole puisse rattraper son retard et efface son hiatus, il se heurtera inéluctablement demain à la nouvelle donne du TAFTA, une sorte de révolution américanisant les modes de production (notamment) agricoles, les normes, la formation des prix,… Bonne chance, l’avenir est dans le pré !

 

* de Pierre BOURDIEU (R. Aron parle de « bourdivine »)
** discours sur le GATT (le 25 novembre 1992)
*** la loi d’Engels pose que la courbe de consommation de produits agricoles croit moins vite que celle des revenus, la loi de King dit qu’un déficit d'offre agricole fait monter les prix en flèche, et qu’un excès d'offre provoque une chute de prix importante.
**** Maurizio LAZZARATO La Fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. Editions Amsterdam.